AUGUSTIN CYIZA. UN HOMME LIBRE AU RWANDA. Collectif. Ed. Karthala, 218 p.
Le jour où l'on voudra bien revoir l'histoire rwandaise à rebours de l'actuelle amaurose de la mauvaise conscience, qui vise à se faire pardonner l'inaction face au génocide par la tolérance d'une nouvelle dictature "issue des fosses communes", la vie d'Augustin Cyiza servira de fil conducteur. Elle est retracée, à travers les témoignages d'une vingtaine d'auteurs, dans ce livre d'hommage à un officier qui était, aussi, juriste et militant des droits de l'homme. Augustin Cyiza a été enlevé, le 23 avril 2003, à Kigali, par la police politique du régime du général Paul Kagamé. Comme le déplorent André Guichaoua, Noël Twagiramungu et Claudine Vidal, ni les ambassades étrangères ni même les ONG n'ont "osé s'étonner publiquement de sa "disparition"", pour ne point perturber "la mise en scène de la démocratisation" et la "restructuration" du Rwanda post-génocidaire.
Ce sont donc des voix du silence - des Rwandais exilés à travers le monde et des chercheurs reconnus mais guère entendus - qui évoquent la vie d'un "homme libre jusqu'au sacrifice". Gendarme, officier d'état-major, conseiller au ministère de la défense, il entame les négociations avec les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), aujourd'hui au pouvoir à Kigali. Il rompt avec l'ancien pouvoir du président Habyarimana en 1992, deux ans avant le génocide. Tirant les conséquences du massacre organisé de la minorité tutsie, il rallie le FPR. En 1995, il est nommé vice-président de la Cour suprême et président de la Cour de cassation. Mais il ne s'apprête pas à devenir "un Hutu de service". Révoqué en 1998, sans le sou, il défie le régime par la vérité. C'est un combat qu'il ne pouvait gagner. A moins que cette femme d'officier, qui l'appelle "un trésor de bonté et de droiture", n'ait raison, à long terme : "Désolée pour tes bourreaux, dit-elle, ils n'ont fait que te rendre plus fort, ils t'ont démultiplié, désormais tu vis en chacun de nous qui t'avons connu, et nous sommes nombreux à vouloir garder ton souvenir vivant. Tant pis pour ceux qui ont voulu te faire taire."
S. Sm.
Rwanda: le nouveau fascisme tropical
Pour enlever et faire disparaître des opposants, le régime rwandais ne prend même plus la précaution de dissimuler ses équipes de tueurs sous les cagoules d'anonymes escadrons de la mort. L'une de leurs plus récentes victimes est Augustin Cyiza, un personnage d'exception auquel rendent hommage une vingtaine d'auteurs français et rwandais dans des textes où se mêlent l'analyse, l'indignation et la révolte.
Cyiza était un officier supérieur de l'armée rwandaise et un juriste réputé. Il a fait partie de la délégation gouvernementale aux négociations de paix d'Arusha avant de rompre avec l'ancien président Habyarimana. Il a milité activement dans les mouvements pour les droits de l'homme et s'est rallié sans hésiter au nouveau régime, espérant réaliser son rêve d'un Etat de droit ouvert et démocratique. Son franc-parler et son impartialité ont déplu aux nouveaux maîtres. Le 23 avril 2003, il a été enlevé et n'est jamais reparu. Le régime de Kigali règne désormais par la terreur. La communauté internationale n'ose aucune critique. Le génocide du Rwanda sert de couverture aux crimes de la dictature qui a succédé au régime génocidaire.
F.S.
«Augustin Cyiza. Un homme libre au Rwanda», ouvrage collectif, Editions Karthala, 18 euros.
Le 23 avril 2003
Au terme de cet ouvrage, dans la mesure des informations qu’il nous a été possible de collecter et de vérifier, nous avons pensé qu’il était utile de contribuer à l’avancée des enquêtes sur la « disparition » d’Augustin Cyiza.
Dans le document ci-dessus annexé (annexe 11, p. 193, lettre du 11 août 2003 du ministre des Affaires étrangères rwandais aux missions diplomatiques et consulaires) transmis par le ministre des Affaires étrangères, Charles Muligande, aux ambassades des pays représentés à Kigali, deux possibilités étaient envisagées quant au sort d’Augustin Cyiza :
- « le fait que la voiture qu’utilisait le Lt Col. Augustin Cyiza a été retrouvée à la frontière du Rwanda avec l’Ouganda, suggère la possibilité que le Lt Col. Cyiza soit parti en Uganda… » ;
- « Il n’est pas impossible que la voiture ait été amenée à la frontière pour faire croire à un départ en exil. En effet, Madame Ntamwera Denise [épouse d’A. Cyiza] pense que des malfaiteurs auraient fait disparaître son époux. La Police n’exclut aucune hypothèse et les poursuit toutes au cours de son enquête ».
Au cours de l’année qui a suivi la diffusion de ce courrier, les différentes autorités, jusqu’au plus haut niveau, se refusèrent à aborder ce dossier et répondirent systématiquement aux questions posées par leurs divers interlocuteurs en se référant à cet argumentaire officiel. Elles maintenaient la thèse du départ de l’intéressé à l’étranger et affirmaient que seules les familles des disparus pouvaient disposer d’informations complémentaires. Il fut même conseillé à certains diplomates de cesser d’aborder le « dossier Cyiza ». En privé toutefois, de nombreuses personnalités rwandaises reconnaissaient bien volontiers la faible crédibilité de la thèse rendue publique.
Différents éléments permettent cependant de contredire ces versions.
Le premier tient au fait que, dès la récupération du véhicule Toyota Corolla d’Augustin Cyiza dans le district de Bukamba, secteur Kagogo, près du lac Bulera à la frontière rwando-ougandaise, des témoignages ont été recueillis par des sources indépendantes auprès des habitants, témoignages selon lesquels deux véhicules sont arrivés dans la nuit du 23 au 24 avril à cet endroit. L’un étant laissé sur place et l’autre étant immédiatement reparti après avoir récupéré le chauffeur du véhicule abandonné. Ces témoignages infirment aussi bien les déclarations de Frank Mugambage, commissaire général de la Police, faites le 28 avril, puis les propos du porte-parole de la Police, Tony Kuramba, déclarant au début du mois de mai 2003 que « la population avait vu Augustin Cyiza et une autre personne dans l’après-midi du 23 avril », jour de sa disparition, « là où le véhicule a été retrouvé ».
Le second concerne l’étudiant munyamulenge, Éliezer Runyaruka, juge de canton au tribunal de Nyamata, qui revenait de ses cours dans le véhicule d’Augustin Cyiza. Des informations en provenance de fonctionnaires des services de sécurité rwandais laissant entendre que des divergences entre responsables auraient abouti à ce qu’il soit épargné après l’enlèvement d’Augustin Cyiza, des investigations ont été engagées pour tenter de le localiser dans les divers centres de détention clandestins qu’entretient l’armée rwandaise. Ces recherches ont abouti le 28 novembre 2003, jour où Éliezer Runyaruka a été reconnu et contacté à proximité de l’église CELPA Philadelphie dans le quartier Nyawera de la ville de Bukavu en RDC. Très inquiet de cette rencontre, il a donné son numéro de téléphone (ligne Rwandatel : 0873 08 20) à son interlocuteur en promettant un contact ultérieur. Il ne répondit pas aux appels qui suivirent et ne put être retrouvé, mais divers témoins attestèrent alors qu’il se déplaçait dans ce quartier régulièrement depuis quelque temps déjà. D’après les déclarations recueillies auprès d’Éliezer Runyaruka, il avait été immédiatement séparé d’Augustin Cyiza lors de son enlèvement le 23 avril et fut ensuite régulièrement déplacé de centres en centres aussi bien au Rwanda qu’en RDC dans la partie contrôlée par le RCD-Goma. Il était assigné en résidence surveillée à Bukavu. Il pouvait joindre épisodiquement sa famille par téléphone. Son épouse avait même pu le visiter au moins à une occasion.
À la fin décembre 2003, Éliezer était encore à Bukavu. Il était installé dans une propriété sous le contrôle d’un commandant munyamulenge du RCD, le colonel Éric Ruhorimbere.
Nous n’avons pas estimé judicieux de rendre publique cette information depuis lors afin de ne pas compromettre la vie, voire une éventuelle libération d’Éliezer Runyaruka. Seules quelques ambassades influentes furent mises au courant de cette découverte. Mais aucun fait nouveau n’est advenu jusqu’au 8 juillet 2004 où le ministre des Affaires étrangères fit parvenir aux ambassades représentées à Kigali « un résumé de l’état des enquêtes établies au mois de juin 2004 portant sur les disparitions de personnes signalées en 2003 » (cf. supra annexe 13, p. 203, lettre du ministre des Affaires étrangères rwandais aux missions diplo-matiques accréditées au Rwanda).
On remarquera que le rapport joint à ce courrier et signé par Frank Mugambage, Commissioner General of Police, prend acte de notre découverte et situe la localisation d’Éliezer Runyaruka par ses propres services en décembre 2003, c’est-à-dire juste après la rencontre du 28 novembre à Bukavu ! Le rapport reconnaît ainsi - sept mois après les faits - qu’Éliezer Runyaruka avait eu la possibilité « de discuter avec ses amis » alors qu’« il vivait à Bukavu ». Il ne s’agit pas, bien évidemment, des « amis » qui le découvrirent effectivement le 28 novembre et qui recueillirent les éléments que nous venons de rapporter. Mais le « résumé » du rapport de Frank Mugambage n’indique pas l’identité des « amis » d’Éliezer Runyaruka qui se se sont apparemment empressés d’aller raconter à la Police rwandaise sa pseudo odyssée en Ouganda et au Congo…
Aussitôt retrouvé, aussitôt disparu. En effet, les services rwandais, malgré « l’aide de la police congolaise », perdirent aussitôt sa trace, bien qu’il soit désormais « suspecté être à Uvira » selon le second courrier officiel transmis aux ambassades étrangères.
Cette étrange histoire proposée par des autorités rwandaises aussi éminentes que le ministre des Affaires étrangères et le chef de la Police, apparaît bien surprenante. En particulier, elle ne permet pas de comprendre pourquoi un juge de canton tutsi munyamulenge récemment engagé dans de coûteuses études de droit auprès d’une université privée à Kigali aurait décidé un soir d’avril 2003, après ses cours, de compromettre sa carrière et ses projets, de mettre en péril sa vie et la sécurité de sa famille - non informée - pour fuir au Congo avec un officier retraité traqué qui, selon le communiqué officiel, s’en allait rejoindre ses « amis », c’est-à-dire les troupes de la guérilla prohutu conduite par « les ex-FAR et les milices Interahmwe ». Celles-là même qui, comme la propagande officielle le proclame depuis 10 ans, organisèrent les massacres et le génocide des Rwandais tutsi de 1994 et qui depuis lors s’attaqueraient régulièrement aux Tutsi banyamulenge installés dans l’est du Congo !
Le troisième élément, le plus important, réside dans la reconstitution précise de l’enlèvement d’Augustin Cyiza.
Il ressort de nos investigations qu’une filature méthodique de ce dernier a été organisée sous la responsabilité du DMI (Directorate of Military Intelligence) au début du mois d’avril 2003. Elle était assurée conjointement par des personnels du DMI et de la Police. Chaque service a mobilisé plusieurs sous-officiers et agents subalternes. Pour le DMI, ils étaient dirigés par les officiers de renseignements suivants : le capitaine John Karangwa, les lieutenants Aimable Nkunda et Innocent Yaburunga (membres du service de contre-espionnage, à la tête duquel se trouve le capitaine John Karangwa). Pour la Police, la coordination était assurée par le Chief Inspector John Murangira, associé à un jeune officier, l’Assistant Inspector Hodari Rwanyindo.
Augustin Cyiza fut enlevé le 23 avril à 21h50 au débouché de la route en terre en provenance de l’UNILAK (université où il enseignait) sur l’axe routier Kimihurura-Remera à hauteur de l’arrêt de bus appelé ku Gishushu et situé à quelques centaines de mètres du bâtiment du Parlement rwandais (l’ex-CND). Suivi depuis l’UNILAK par l’Assistant Inspector Hodari Rwanyindo, le véhicule d’Augustin Cyiza fut alors bloqué par plusieurs voitures et ses deux passagers enlevés. L’opération était coordonnée par le capitaine John Karangwa et exécutée notamment par le Chief Inspector John Murangira, l’Assistant Inspector Hodari Rwanyindo et le caporal Rukara. La circulation automobile fut bloquée sur ces axes par la police pendant toute la durée de l’opération. De même, le courant électrique fut coupé dans les quartiers de Remera au camp KAMI de 22 heures jusqu’au lendemain matin. Augustin Cyiza et Éliezer Runyaruka furent transportés au camp KAMI. Augustin Cyiza fut enfermé dans une cave communément appelé Godown dans le jargon APR. Il subit alors un premier interrogatoire de la part de l’Assistant Commissioner General of Police, Gacinya Rubagumya, directeur de la Special Intelligence Branch, arrivé à KAMI vers une heure du matin. Cet interrogatoire dura environ deux heures, puis le colonel Jackson Nziza, directeur du DMI, prit la relève et l’interrogea jusqu’au petit matin.
Pendant cinq jours, Gacinya Rubagumya et Jackson Nziza se relayèrent au camp KAMI pour poursuivre leurs séances d’interrogatoires.
Dans la nuit du 28 au 29 avril, un véhicule Land Cruiser conduit par l’adjudant chef Abasi Musonera, accompagné par une personne qui ne quitta pas le véhicule, vint chercher Augustin Cyiza pour le conduire vers une destination inconnue. Il n’a pas été possible de le localiser au-delà de cette sortie.
Au regard de ces informations, nous constatons que les autorités rwandaises au terme d’« une année d’enquêtes » et juste avant la publication de cet ouvrage, déclarent :
- qu’Interpol n’a pas été en mesure de leur transmettre la moindre information sur les « personnes disparues » et enfuies du Rwanda ;
- qu’elles reprennent à leur compte un scénario de ralliement des deux fuyards à la guérilla prohutu installée au Congo sur la base d’un récit recueilli par les services de police auprès d’« amis » anonymes d’Éliezer Runyaruka, lui-même n’étant plus en mesure d’être localisé bien que, « craignant pour sa vie », il ait ensuite « rejoint l’armée nationale congolaise ».
Malgré les risques encourus par les témoins directs qui supporteront les « questionnements » que les autorités mettront inévitablement en œuvre pour identifier nos informateurs, il nous a semblé important de rendre ces faits publics. Ceux-ci sont déjà connus, au moins pour partie, des ambassades « informées » à Kigali. Mais pas plus que les autres disparitions et assassinats récents dont les auteurs avérés sont les mêmes « malfaiteurs », ils ne sont considérés comme susceptibles de perturber le « business as usual » qu’elles entretiennent avec les autorités rwandaises. Y compris en matière de mise en scène de la démocratisation du régime et de « restructuration » des organisations de la « société civile ».
En avril 2003, la peur que suscitait la vindicte des services de sécurité envers Augustin Cyiza, avait incité « 11.11.11. », le collectif des ONG belges flamandes, partenaire financier des associations rwandaises, tel que le Conseil de concertation des organisations d'appui aux initiatives de base (CCOAIB) - dont Augustin Cyiza était membre du conseil d’administration - à s’interroger sur le fait qu’aucune de ces organisations n’ait même osé s’étonner publiquement de sa « disparition ».
Participer à la conspiration du silence équivaut en cette période de mise au pas des dernières ONG de défense des droits de l’homme encore quelque peu indépendantes, à entériner la « disparition » d’un des plus éminents promoteurs de ce mouvement à la fin des années 80. Lui qui, outre la fidélité à ses convictions, voulut demeurer un homme libre jusqu’au sacrifice.
André Guichaoua
Noël Twagiramungu
Claudine Vidal
0 Comments:
Post a Comment
<< Home